Lettre intime à mes pèlerins
Daria Klanac, Lettre intime à mes pèlerins : sur les chemins rocailleux de Medjugorje, j'ai marché avec vous, Éditions Sakramento, Paris, 2015, (ISBN 978-2-915380-86-6), pages 29 à 34.
Nous quittons Montréal pour nous rendre à Medjugorje via Belgrade.
Dans l’avion, je pense à ma petite famille et j’ai mille regrets de l’avoir quittée. Depuis quinze ans, fidèle au poste, je suis restée auprès des miens. Je n’avais pas l’idée d’aller me promener aussi loin de la maison. Partir seule au temps de Noël… Quelle aventurière sans cœur étais-je? Qu’est ce que les enfants vont penser de moi? Grand était mon désarroi, mais je n’osais pas vous le montrer, chers pèlerins, afin d’être pleinement à votre disposition. Je sentais qu’inévitablement j’aurais des sacrifices à faire et des déchirements à vivre.
Notre correspondance à Belgrade devait être de courte durée. J’ai le souvenir d’un petit aéroport gris, modeste et négligé, qui nous donnait l’envie de le quitter au plus vite. Les haut-parleurs venaient de nous annoncer un léger retard ce qui nous permettait un temps d’arrêt pour mieux nous présenter les uns aux autres.
Nous étions dix-sept. Une jeune fille amenée par ses parents boudait continuellement le groupe. Elle ne se sentait pas à sa place parmi nous. Julie[3] vivait difficilement un chagrin d’amour. Séparée de son amoureux, à des milliers de kilomètres de distance, elle pensait le perdre à jamais. Je l’ai revue vingt-huit ans plus tard : elle était mariée avec ce même garçon et mère de six [p. 30]enfants. Ce voyage, où elle avait pratiquement renoncé à l’amour, l’avait marquée pour toujours. Sa récompense a été grande. Elle dit n’avoir rien perdu, mais beaucoup gagné.
Nous sommes toujours à Belgrade. Les heures passent, rien ne bouge. Les haut-parleurs se sont tus après nous avoir informés une dernière fois qu’il n’était pas possible d’atterrir à Dubrovnik, notre prochaine escale. Le vent du nord, bura, soufflait sur toute la côte Adriatique, déchaîné depuis quelques jours déjà, ce qui rendait toute circulation aérienne impraticable. Rendus à l’évidence, nous nous sommes regroupés dans un coin pour essayer de trouver un peu de sommeil, mais en vain. Vous m’observiez dans l’espoir d’avoir une solution rapide, de bonnes nouvelles. J’étais comme vous, prisonnière de cette situation et de cet endroit morne, dans l’impossibilité de faire avancer les choses. C’était ma première expérience en tant qu’accompagnatrice de groupe. M’étais-je trompée de destination, de vocation?
Je savais bien que la tempête pouvait se prolonger, mais je préférais ne rien vous dire. Que pouvais-je faire, sinon partager avec vous notre malchance ?
Alors Simon m’a demandé: «Raconte-nous Medjugorje.»
– Approchez-vous, je suis à vous.
Ils m’ont entourée, accrochés à ma parole comme à une bouée de sauvetage.
L’histoire de ce pays, à la frontière de trois peuples, trois cultures, trois religions (catholique, orthodoxe et musulmane), est faite de conflits, de guerres et de persécutions.
Dans cette ex-Yougoslavie, soumise au régime communiste dictatorial depuis 1945, chacun de son côté vivait selon ses coutumes et luttait pour sa survie. Le souci du lendemain était la seule préoccupation qu’ils pouvaient partager.
Dans la région sud de la Bosnie, en Herzégovine, habitent surtout des Croates catholiques. La plupart des paroisses sont desservies par les Franciscains. [p. 31]La paroisse qui nous concerne est formée de cinq petits hameaux, dispersés à distance de 2-3 km aux alentours. L’église paroissiale, au milieu des champs, a été construite sur le territoire entre deux hameaux, Bijakovici et Medjugorje. Après des chicanes qui envenimaient la vie communautaire, les habitants parvinrent à une entente et c’est Medjugorje qui sera choisi comme nom pour la paroisse.
Les événements concernant les apparitions sont survenus dans le hameau de Bijakovici où vivaient tous les voyants. Je n’aime pas appeler ces jeunes, les voyants. Ce qu’ils vivent est hors de leur contrôle. Ils ne sont pas assis devant une boule de cristal, un jeu de cartes, une table à trois pieds. Ils se sont trouvés à cet endroit-là, un après-midi d’été 1981, un par un, malgré eux, surpris par une rencontre inattendue. Mais faute de mieux, je vais garder cette appellation commune: les voyants.
Le 24 juin, c’est la fête de la Saint-Jean. Les vacances d’été commencent. Trois jeunes filles, Mirjana, Ivanka et Vicka s’étaient donné rendez-vous un peu en dehors du village. Durant l’année scolaire Mirjana vit à Sarajevo, Ivanka à Mostar et Vicka à Bijakovici. Ce sont des retrouvailles joyeuses comme à l’occasion de chaque congé. Sur le chemin, appelé Podbrdo, ce qui veut dire «au pied de la colline», Ivanka et Mirjana font des allers et retours en se racontant leur vie. Ivanka a perdu sa mère deux mois plus tôt et elle a besoin de se confier à sa grande amie. Soudainement, elle s’exclame: «Je vois Gospa[4]!»
«Mais quelle Gospa!» Mirjana n’ose même pas regarder.
«Mais si, regarde!», insiste Ivanka. Mirjana, une jeune de la ville, pense au premier abord que quelque chose ne tourne pas rond dans la tête de son amie. Pourtant, elle la connaît bien: Ivanka est une fille sérieuse, responsable, terre à terre.
Elle jette un coup d’œil et que voit-elle? Une silhouette de la Vierge Marie qui leur fait signe d’approcher. Elle porte dans ses bras quelque chose qui ressemble à un enfant. On ne la voit pas de près, mais à quelque deux cents [p. 32]mètres, dans la colline. Mirjana et Ivanka se regardent, étonnées, et observent la colline. La Dame est toujours là.
Non loin de là, Milka, une autre jeune qui rentre ses moutons, se rend compte qu’il se passe quelque chose d’inhabituel. Son regard se fige sur la colline où elle voit pour la première et la dernière fois une belle silhouette céleste.
En allant au village pour raconter ce qu’elles viennent de vivre, les trois filles croisent deux garçons qui rentrent à la maison après une partie de football. Ils portent le même nom. Les deux Ivan, en regardant vers la colline, voient effectivement que la Dame est encore là, et s’enfuient chez eux, chacun de son côté.
Vicka, après avoir passé la matinée à Mostar – pour son cours de récupération qu’elle a encore raté –, s’était permis de faire une sieste en après-midi. Maintenant, elle a hâte de retrouver ses amies, Mirjana et Ivanka.
Elle arrive à la sortie du village et voit ses bonnes amies lui faire signe de se dépêcher pour voir quelque chose d’extraordinaire, du jamais vu, même pas dans leurs rêves. Elle regarde vers l’endroit désigné et aperçoit une forme blanche qui fait penser à la Vierge Marie. Effrayée, elle enlève ses sandales pour courir plus vite et s’en retourne chez elle. Toutes les trois ont probablement vu un fantôme. Pourtant l’apparition n’avait rien de menaçant…
Je vous observais, vous mes pèlerins, tous absorbés par mon histoire en s’imaginant peut-être déjà sur place, alors que nous étions encore très, très loin.
Voilà dix heures que nous sommes cloués au sol, dans cet espace réduit et sombre. Pour alléger votre attente et la mienne, j’aimerais poursuivre mon histoire, mais je lis tant de fatigue sur vos visages; tous ces yeux tirés, plissés dans l’effort d’écouter attentivement. Je sens que pour certains mes paroles sonnent comme un murmure, une douce berceuse. Dois-je vraiment continuer?
– Voulez-vous entendre la suite, en attendant des nouvelles de notre vol?
– Oui, oui!
La nuit tombe sur Bijakovici, mais une nouvelle aube commence. Tout le village est debout, bouleversé par la rumeur qui court de porte en porte, comme un appel à rester vigilant. L’étonnement, l’incertitude, la peur ont troublé la petite bourgade tranquille.
Dans la courte nuit, privé de sommeil, chacun essaye de comprendre l’origine de cette mystérieuse forme humaine que six jeunes de leurs propres familles affirment avoir aperçue sur la colline Crnica. Qu’est-ce qui a pu tourner la tête de nos enfants pour que, soudainement, tous prétendent voir des formes étranges?
Le lendemain, le village se réveille sur le qui-vive. Les jeunes décident d’attendre l’après-midi pour retourner au même endroit. Ils aimeraient revivre l’expérience. Reviendra-t-elle? L’attente est grande, immense comme l’infini de ce ciel bleu qui les a vus naître et grandir pauvres, inconnus et oubliés de tout, excepté de ce soleil brûlant qui depuis des siècles, de génération en génération, réchauffe leur espoir de jours meilleurs.
Ils sont là, vers six heures du soir, et elle aussi. Le rendez-vous de l’histoire a eu lieu. Elle leur fait signe d’approcher. Vicka avait promis à Marija d’aller la chercher si cela se produisait. Jakov se trouvait là et il les a suivies. Milka, la sœur de Marija, ne viendra pas. L’autre Ivan, non plus. Ce jour-là, le 25 juin 1981, les six témoins: Ivanka, Mirjana, Vicka, Ivan, Marija et Jakov, comme portés par des ailes, vont se trouver en haut de la colline devant une Dame d’une beauté indescriptible. Ils tombent en extase. Avant qu’elle se nomme elle-même, ils ont reconnu en elle la Bienheureuse Vierge Marie.
La nouvelle s’est répandue à la vitesse de l’éclair dans tous les hameaux de la paroisse de Medjugorje et plus loin, beaucoup plus loin, jusqu’au bout du monde, et elle nous est parvenue à nous aussi.
Une voix comme venue du ciel, qu’on n’espérait plus entendre, nous signale enfin le départ pour Dubrovnik. Nous y sommes arrivés un peu avant minuit. Accueillis dans un hôtel luxueux, restaurés, reposés, nous partirons après le petit-déjeuner vers [p. 34]notre destination finale.
Mais auparavant, une visite de cette merveilleuse ville médiévale s’impose.
Dubrovnik, incontournable, splendide. La perle de l’Adriatique nous dévoile, grâce à une charmante guide, les secrets de sa richesse, de sa beauté architecturale, artistique et humaine. Un petit tour ne suffit pas. Nous reviendrons.
Le reste du voyage ne fut qu’enchantement. Merci, chers amis pèlerins, de m’avoir permis ce beau Noël. Noël croate! Vous m’avez ramenée à mon enfance, à mes origines comme si je n’étais jamais partie. Je suis ici avec vous pour partager mon bonheur et chanter Venite adoremus. La joie de Noël ne nous a plus quittés tout le long de notre séjour d’une semaine en ce lieu.
Une partie de notre pèlerinage a déjà été faite à l’aérogare de Belgrade. Ici, sur les lieux, nous avons savouré tous les bienfaits qui s’offraient à nous comme un beau cadeau de fête que nous avons eu hâte de déballer, tout émerveillés. Vous m’avez posé, avec beaucoup d’intérêt, des questions en lien avec le pays, la paroisse, les jeunes, le message, l’attitude de l’église locale et celle de Rome.
Parfois votre curiosité allait au-delà de ce à quoi je pouvais répondre. Je préconisais que la meilleure façon de vivre un pèlerinage de ce genre fût de cheminer dans la foi pure. Au fur et à mesure, vous m’avez aidée à consolider ma démarche et à me sentir sur la bonne voie. Je me suis gardée de nourrir votre imaginaire avec du merveilleux et de l’exaltation.
Notre retour approche. Je ne sais pas encore si je reviendrai seule ou en groupe, mais je sens que vous m’avez donné le goût de saisir d’autres occasions.
Pour l’instant, je suis contente de rentrer à la maison. Je n’ai jamais autant aimé ma famille que cette fois-là en rentrant chez moi. Peut-être que je ne devrais plus répondre aux appels…
3. Prénom fictif. [↩]
4. Gospa = la Vierge. [↩]